QUESTIONS en chantier

Avec cette rubrique nous souhaitons poursuivre la réflexion engagée autour de ces initiatives inédites qui favorisent la prise de parole personnelle des habitants et qui se traduisent par leur participation active. Interroger cela c’est interroger les pratiques culturelles et c’est surtout prendre en considération d’autres pratiques qualifiées bien souvent d'« invisibles » ou de « silencieuses ».



INTERVENTION DE LISETTE NARDUCCI 
Maire du deuxième secteur et vice-présidente du Conseil Général
lors du Forum de Marseille sur la valeur sociale du patrimoine pour la société
les 12 et 13 septembre 2013 sur le site des ouvriers de la réparation navale. 

Cher monsieur Hirt et les membres de l’association des ouvriers de la réparation navale,
Mesdames et messieurs les représentants du Conseil de l’Europe, de l’Union européenne,
Mesdames et messieurs les élus,
Mesdames et messieurs des délégations de Venise, d’Oran, de la Seine Saint Denis,
Mesdames et messieurs, chers amis, 

Je vous remercie, cher monsieur Hirt de nous accueillir. Ici même, des hommes, des ouvriers ont décidé de constituer et de conserver la mémoire de leur travail qui, lui, a disparu, balayé par les mutations du port. Derrière leur action il y a une lutte, de la résistance. Ce n'est pas un lieu nostalgique. C'est l’histoire vivante d’une culture qui ne se mire pas dans un joli miroir. Aujourd’hui, le politique ne prend plus à sa charge cette dimension de la culture, et c’est justement pour en parler que je suis ici avec vous. 
Nous nous connaissons depuis de nombreuses années monsieur Hirt, j’étais convaincue  depuis longtemps de l’importance de ce que vous avez réalisé avec vos amis. Il se passe ici quelque chose qui nous concerne tous, qui fait patrimoine au sens de la convention de Faro.
Dans la convention le patrimoine culturel y est décrit comme « un ensemble de ressources héritées du passé que des personnes considèrent, par delà le régime de propriété des biens, comme un reflet et une expression de leur valeurs, croyances, savoirs et traditions en continuelle évolution. Cela inclut tous les aspects de l’environnement résultant de l’interaction dans le temps entre les personnes et les lieux ». Nous y sommes.
La mairie de secteur à adhéré en 2011 aux principes de la convention de Faro. Si cette adhésion n’est que symbolique (seule compte la ratification nationale), ses implications sont, elles, bien concrètes. La coordination patrimoines et créations du 2/3 s’est constituée la même année, appliquant la philosophie novatrice de la Convention de Faro, en associant préservation du patrimoine et démocratie participative. Sa richesse tient à la diversité sociale de ses membres : actifs/non actifs, associations, institutions, artistes, universitaires et experts ou simples citoyens. Tous vivent dans le 2/3 et possèdent de ce fait «  une expertise d’usage » réelle et incontestable de leurs quartiers. Chacun peut se reconnaître dans leurs membres, et peut se sentir valorisé par les actions collectives réalisées. La coordination est un moteur du développement de la participation démocratique locale, avec effet de boule de neige : elle grossit toujours davantage prenant chaque citoyen tel qu’il est et s’enrichissant de l’apport et des compétences de chacun. A la coordination patrimoines et créations, on avance ensemble, on progresse ensemble, on s’apprend ensemble, on diffuse ensemble…
Toutes les actions de la Coordination Patrimoine et Création des 2/3e arrondissements, s’inscrivent dans la réflexion menée lors de la Convention de Faro, en respectant les principes des valeurs humaines au centre de la gestion du patrimoine culturel, de transparence et de responsabilité partagée. Elles se traduisent concrètement dans les idées novatrices des différents projets menés depuis.
L’ancrage très local des projets culturels permet en effet une découverte, une gestion et une promotion du patrimoine culturel très proche des habitants. Les 2 et 3e arrondissements ont été le théâtre d’événements historiques riches de sens, et constituent aujourd’hui un environnement culturel unique. Ils bénéficient par ailleurs d’importants travaux de rénovation ou réhabilitation, notamment avec Euroméditerranée, qui lui permettent d’obtenir une double inclination : se souvenir du passé, tout en étant tourné vers l’avenir.
La Coordination en action ce sont les balades patrimoniales, colonne vertébrale du projet. Depuis 2011 une vingtaine de balades patrimoniales ont été réalisées, des centaines de participants, de nombreux partenaires institutionnels et associatifs, une dizaine d’entreprises, des regroupements et collectifs d’habitants.
C’est aussi l’opération Quartiers Libres, projet né d’une étroite collaboration entre la Mairie et l’association En italique. Une réflexion et une analyse sur « ce qui fait patrimoine dans nos arrondissements », ont été à la base de ce projet. Quartiers Libres ce sont des expositions, des ateliers, des rencontres, des découvertes sensibles (de l'art et de la culture) et d'échanges (de la citoyenneté et de la socialisation) avec des habitants et des usagers. Depuis 2012, cette initiative innovante propose de s’intéresser chaque année, pendant quatre ans, à un quartier du 2eme secteur de Marseille. En 2013, le projet Quartiers Libres s’intitule « TABULA RASA », il concerne le quartier du Panier et s’inscrit dans les Ateliers de l’EuroMéditerranée de Marseille Provence 2013.  Il met en action les principes de la Convention de Faro
Une nouvelle aventure s’engage en 2014 avec un projet en partenariat entre la  Bibliothèque Départementale,  l'association Transverscité, En italique et la mairie de secteur, dans le cadre d’un appel à projets de recherche intitulé « Pratiques interculturelles dans les institutions patrimoniales », initié par le Ministère de la culture. Il regroupe les communautés patrimoniales, habitants et acteurs associatifs du secteur. La convention de Faro a un rôle central dans ce projet. 

Les valeurs exposées par la Convention de Faro découlent de l’idée de reconnaissance du patrimoine culturel comme instance fondamentale des relations économiques, sociales et politiques. A partir de là, il s’agit d’instaurer une démocratisation de la gestion du patrimoine et d’inclure dans les débats la société civile regroupée et représentée par des Communautés patrimoniales. Le concept de responsabilité partagée théorise ainsi la multiplicité des parties prenantes en ce qui concerne les politiques culturelles locales et l’idée de dialogue ouvert pour permettre à chacun de se positionner dans la discussion. 
Dans le deuxième secteur ces idées ont été mises en application dés 2011. Je suis fière du travail accompli, apportant ainsi notre contribution et notre expérience dans le contexte de négociations à l’échelle européenne pour une ratification officielle de la Convention par de nombreux pays membres. Ce témoignage est la preuve que la théorie des textes officiels peut être transformée en évènements concrets et en gestion démocratique efficace du patrimoine. 
Je remercie ceux qui ont contribués à la réussite de ce forum, mes amis et collègues : Samia Ghali, Garo Hozvepian, le Maire de Vitrolles, le Conseil de l’Europe, le Parlement Européen, le Conseil Général, Marseille Provence 2013, Hôtel du Nord, les membres de la Coordination Patrimoines et Créations de la mairie, l’association En Italique et monsieur Hirt et ses amis.

Nous poursuivons avec un texte écrit par Prosper Wanner en janvier 2011 à la suite d'une journée d'étude organisée par Christine Breton à l'Association Générale des Conservateurs des Collections Publiques de France (AGCCPF).

Le choix de la coopérative pour exercer le droit au patrimoine culturel.

La grande plasticité du statut coopératif lui permet depuis plus d’un siècle d’être une réponse innovante et concrète à des enjeux de société : consommation, artisanat, agriculture, pèche, secteur bancaire, production et dernièrement l’intérêt collectif. Ceci a été particulièrement vrai quand les législateurs croisaient le mouvement coopératif au Musée Social.
Cette plasticité repose sur la force de ses principes fondateurs, énoncés en Angleterre dans les années 1840 par un groupe de tisserands puis repris, complétés et il y a peu, actualisés par l'Alliance coopérative internationale.
Cette capacité d’innovation, l’ONU va la promouvoir en 2012 avec l’année "Les coopératives, des entreprises pour un monde meilleur".

La question posée dans cet article est celle de la capacité de la coopérative à répondre au défit lancé par le Conseil de l’Europe aux Etats membres de reconnaitre le droit au patrimoine culturel.
Le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté est reconnu par la
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Le Conseil de l’Europe l’a précisé pour le
patrimoine culturel en proposant de reconnaitre à chaque personne, seule ou en commun,  le droit de bénéficier du patrimoine culturel et de contribuer à son enrichissement. C’est à dire à titre d'exemple le droit de désigner de ce qui fait patrimoine pour soi, de prendre part aux choix de sa mise en valeur ou de donner son avis sur l’usage qui en est fait, seul ou en commun.
La définition du patrimoine prise en compte par le Conseil de l’Europe va au delà des patrimoines inscrits ou classés que nous connaissons en France. Elle inclut tous les aspects de notre environnement résultant de l’interaction dans le temps entre les personnes et les lieux. Ce patrimoine n’est ni statique, ni immuable. Au contraire, notre action humaine le définit et redéfinit en permanence. Cette approche ne sépare pas le patrimoine de l’humain, elle les lie.
C’est une révolution copernicienne qui est proposée aux Etats que de penser non plus à l'objet à protéger − le patrimoine − mais au sujet bénéficiaire, à savoir toute personne seule ou en commun.
Le Conseil de l’Europe est convaincu du besoin d’impliquer chacun dans le processus continu de définition et de gestion du patrimoine culturel.
Il s’agit d’initier un processus de démocratisation de la fabrique patrimoniale. Cette approche fait échos auprès de toutes celles et ceux qui voient leur environnement patrimonial transformé, exploité, confisqué ou abandonné.
Dix Etats ont accepté de progresser ensemble sur la reconnaissance de ce droit au patrimoine culturel.
Dés cette année, ils débuteront leurs travaux en partant des objectifs, des domaines d’action et des grandes directions de progrès tracés par le Conseil de l’Europe dans sa Convention cadre sur la valeur du patrimoine culturel pour la société dite Convention de Faro.
A Marseille, future capitale européenne de la culture, des citoyens réunis au sein d’une coopérative, Hôtel du Nord, ont décidé de se donner les moyens d’appliquer les principes énoncés par cette Convention de Faro.

1 Voire l’historique du Musée social sur le site internet du CEDIAS Musée Social :
http://www.cedias.org/dossiers/dossiers.php?id_dossier=17
L’objet social de leur coopérative est de valoriser le patrimoine présent dans les 15ième et 16ième arrondissements de Marseille pour le conserver « en vie » et améliorer la vie de ceux qui y vivent et travaillent. Les habitants du 15ième et 16ième arrondissement de Marseille impliqués dans le patrimoine y sont statutairement majoritaires.
Pour poursuivre son objet social, la coopérative développe des activités d’édition, d’éducation populaire via une Ecole des hôtes et promeut l’hospitalité : chambres d’hôtes, accompagnateurs, commerces, entreprises, séjours, créations artistiques. Son but est de développer de l’activité économique.
Cette coopérative s’appuie sur un réseau diffus d’habitants, de fonctionnaires, d’associations d’artistes et de chefs d’entreprises qui depuis 15 ans fabriquent le patrimoine. La Mairie des 15ième et 16ième arrondissements (8ième secteur) et l’association Marseille-Provence 2013 sont à leurs côtés.
L’objet de cet article est d’expliquer les raisons qui ont poussé à choisir le statut coopératif pour créer de l’économie solidaire à partir de cette richesse patrimoniale.
Les principes coopératifs, historiquement vivants dans les quartiers concernés par un siècle et demi d'histoire ouvrière, ont servi de base à la réflexion pour savoir s'ils étaient adaptables aujourd'hui pour une application des principes de la Convention de Faro par les citoyens. Seule la pratique et l'invention de formes encore inconnues pourront nous le dire.
L’une des revendications des habitants est d’être associé à la gouvernance des patrimoines de leurs quartiers, en pleine période de reconversion industrielle. D’où leur attachement à ce que soit reconnu que toute personne, seule ou en commun, a le droit de bénéficier du patrimoine culturel et de contribuer à son enrichissement.
Ce droit trouve son expression dans deux principes coopératifs : l’adhésion volontaire et ouverte à tous ou le principe dit de la « porte ouverte » et le pouvoir démocratique exercé par les membres en vertu de la règle « un membre, une voix ». Ces principes permettent de poser le cadre d’une gouvernance démocratique d’un processus patrimonial : les coopératives sont des organisations démocratiques dirigées par leurs membres qui participent activement à l'établissement des politiques et à la prise de décisions.
Une seconde revendication est que les choix de valorisation économique de ces patrimoines s’inscrivent dans une économie solidaire.
Le principe coopératif de participation économique des membres fonde une solidarité entre les membres de la coopérative et avec les générations futures. Chaque sociétaire d’une coopérative est solidaire des autres et du patrimoine commun. Tout au long de leur existence les coopératives constituent une réserve financière impartageable. C’est une propriété collective et intergénérationnelle qui contribue à la pérennité de la coopérative. Si la coopérative est dissoute, la réserve est attribuée à une autre coopérative ou à des oeuvres d'intérêt général. Ce principe a une certaine similitude avec la notion de bien inaliénable qui caractérise le patrimoine inscrit et classé.
De plus, la coopérative permet de veiller à ce que les politiques économiques respectent l’intégrité du patrimoine culturel sans compromettre ses valeurs intrinsèques. Dans une coopérative, le capital peut être rémunéré par un intérêt limité, comparable à celui d’un prêt. La valorisation économique est permise dans la mesure où elle ne fragile pas le bien commun.
Une des autres qualités de la coopérative est d’être une forme possible de communauté patrimoniale, c’est à dire de réunir un ensemble de personnes qui attachent de la valeur à des aspects spécifiques du patrimoine culturel qu’elles souhaitent, dans le cadre de l’action publique, maintenir et transmettre aux générations futures. La coopérative se positionne entre la sphère publique et celle privée. Elle peut conclure des accords avec d'autres organisations privées ou publiques si ces accords préservent le pouvoir démocratique des membres et maintiennent son indépendance.
Pour renforcer cette indépendance, les coopératives ont attaché dans leur histoire une grande importance à fournir à leurs sociétaires l'éducation, la formation et l’information requises pour pouvoir contribuer effectivement au développement de leur coopérative, même si cela est moins d’actualité aujourd’hui. Cette préoccupation rejoint celle du Conseil de l’Europe que de favoriser un environnement économique et social propice à la participation aux activités relatives au patrimoine culturel.
Enfin, La Convention de Faro engage les Etats à ce que la conservation du patrimoine culturel et son utilisation durable ont comme but le développement humain et la qualité de la vie. En 1995 l’Alliance coopérative international a rappelé clairement l’engagement des coopératives envers la communauté et leur contribution au développement durable.
Bien qu’il n’existe pas à ce jour juridiquement de coopérative patrimoniale comme il existe des statuts coopératifs spécifiques pour de nombreuses activités humaines, cette proximité a confirmé le choix du statut coopératif comme forme d’application possible des principes énoncés par la Convention de Faro.
A ces principes s’ajoute le fait que la coopérative est une société qui, bien que non profit, doit développer de l’activité économique pour assurer son autonomie et son existence. Ce qui oblige et engage dés le début à générer de l’activité économique sur les 15ième et 16ième arrondissements de Marseille qui en ont fortement besoin.
Pour conclure et mettre en perspective ce processus, la coopérative Hôtel du Nord n’est pas un « modèle type » de coopérative patrimoniale car elle est d’abord l’expression d’une communauté avec ses particularités, ses fragilités et ses richesses.
A terme, la coopérative vise le statut de coopérative patrimoniale européenne qui donnera un statut européen au patrimoine constitué dans son contenu (ses réserves impartageables) et dans son identité. Une commande pourrait être passée par le Conseil de l’Europe au musée social pour inventer ce statut de coopérative patrimoniale européenne. Le Musée Social pourrait redevenir ce lieu de croisement et de transversalité qui lui a permis d’inventer plusieurs formes coopératives.
L’association des conservateurs, section méditerranée et la sénatrice maire du 8ième secteur, déjà engagés sur la Convention de Faro, pourraient y être associés.
Il s’agit de s’inscrire dans un processus historique : depuis quelques décennies ces deux créations européennes, le Bien Inaliénable constitué par le patrimoine et la Réserve Impartageable constituée par les coopératives, font croître le bien commun dans l’intérêt des générations futures.

Prosper Wanner, gérant coopérative Hôtel du Nord.
Janvier 2011.







artistes sous l'uniforme
Jean-François Neplaz (un pamphlet)

Depuis fin 2010, des créateurs, des structures culturelles et des militants du « droit à la ville » ont ouvert un groupe de travail, sur le principe des universités populaires, pour réfléchir aux impacts urbains de Marseille Provence 2013 – capitale européenne de la culture, et aux conditions de sa réalisation. Ces réunions ont été initiées par des animateurs de l’association Un Centre- Ville pour Tous et par la Friche La Belle de Mai. Le groupe se réunit une fois par mois, le samedi matin.

Des urbanistes, des chercheurs, des artistes, des acteurs culturels d’ici et d’ailleurs y sont régulièrement invités à partager leurs analyses et leurs expériences. Ce samedi de mai 2011, c’est Ulrich Fuchs, directeur-adjoint de Marseille Provence 2013, qui présente un exposé illustré sur Linz – capitale européenne de la culture 2009, dont il était également directeur-adjoint.

Si les échanges sont toujours cordiaux, et souvent vifs, l’exposé provoque cette fois la colère de Jean-François Neplaz, cinéaste, et en réaction, celle d’un membre fondateur du groupe, Boris Grésillon, géographe.

N’ayant pu conduite sa critique à terme, Jean-françois Neplaz écrit Artistes sous l’uniforme dans les semaines suivantes. Ce « flamboyant, sensé et insensé opus » comme l’écrit Patrick Lacoste est mis en débat le samedi 15 octobre ; le groupe « Pensons Le Matin » décide ce jour-là de mettre ce texte à l’actif de ses travaux.

 
Ils lancent leurs proclamations générales dans un monde où l’on aime les gens inoffensifs. 

Bertolt Brecht. Cinq difficultés pour écrire la vérité.


1/ une urbanité cannibale

Cette histoire pourrait commencer n’importe où dans l’histoire… Je choisis la date du 1er février 1943. Il faut comme ça des récits qui servent d’origine, quand bien même ils ne sont que l’image de temps plus anciens qui iront se perdre dans la mémoire. Rien n’empêche non plus qu’ils viennent à peine de s’achever.

D'UN REGARD

Les lecteurs attentifs du magazine Signal d’avril 1943, journal édité par les services de propagande de M. Goebbels à l’intention des pays occupés et dont on peut douter alors qu’il ait vraiment eu des lecteurs attentifs… Ceuxlà auraient pu lire un récit, sous la plume d’un certain Walther Kiaulehn, qui
commence ainsi :

— Aucun écrivain avant moi n’a vu le Vieux Port de Marseille ainsi que je viens de le voir en ce 1er février 1943, vide et désert. Ce quartier malodorant de 1 200 maisons avait sa place dans la littérature. Il en a été arraché.

Walter Kiaulehn se veut donc un écrivain (sous l’uniforme de l’armée d’occupation allemande) qui observe Marseille. Et plus précisément ce jour-là, la rafle et la destruction du quartier du Vieux Port. Il ira, dit son récit, s’installer sur le pont transbordeur pour en jouir tout à son aise. Et c’est au nom de la
littérature qu’il en jouit.

Scénariste et cinéaste avant guerre, écrivain pendant la guerre, il deviendra acteur celle-ci achevée et jouera même un rôle (non crédité) de directeur de théâtre dans Lola Montes (Ophüls). Son regard distant et aigu à la fois, sur la destruction du Vieux Port, les arrestations, le dynamitage, n’est pas sans évoquer le regard fait d’attention aiguisée et d’anticipation que peut porter un architecte, un urbaniste au moment de faire « place nette »… « Du passé faisons table rase » était-il écrit sur la banderole qui
ceinturait les tours Triton et Héron de Pont-de-Claix avant leur foudroyage intégral en 1998.

D'UN REGARD... A LINZ

Ou ce regard d’un dictateur, si l’on en croit la photo proposée par Ulrich Fuchs, photo de Hitler regardant une maquette de Linz, dictateur dont « la folie » est alors de ne plus distinguer ce qui appartient aux obsessions, aux rêves, aux délires ou aux jeux du démiurge, de ce qui relève du monde commun. Nombreux sont les témoignages d’hommes (trop) sensés qui pensaient avant 1933 que Hitler n’était qu’une marionnette grotesque et puérile.










Découvrant cette photo de Hitler à Linz, je ne peux ressentir qu’un malaise. Comme si ce regard attentif du Fürher ME concernait, je pourrais dire que je le sens derrière mon dos, je me retourne et je regarde vers le haut... Dans la position exacte où se trouve le visage de l’homme regardant cette maquette vers le bas.

Il faudrait interroger l’existence de cette photo comme toujours avec les photos de l’adversaire. Il est flagrant qu’elle participe de cette idée qu’IL nous regarde. IL voit tout, IL sait tout. Il est un Dieu même, avec son pouvoir de vie et de mort. Amplifié d’une existence concrète que la photo confirme. Cette attention qu’IL me porte est protectrice autant que menaçante. Il suffit d’une recherche rapide pour constater d’abord que ces photos de Hitler sont nombreuses, avec des vêtements différents, des « participants » différents à l’instant. Preuves d’une insistance, d’une constance… D’une obsession ? Et d’un retour devant la maquette. On apprend aussi que ce pont qui prolonge le regard est un projet d’enfance. Mais que dire de ce regard aujourd’hui ?
Linz 2009. Le pont construit par Hitler qui relie désormais Arselectronica au centre de la ville. Arselectronica se trouve
à droite, le musée Lentos à gauche.
Quoi de ce regard « directeur » comme on dit au stand de tir de cet oeil qui vise… De cette vision…

Ainsi se présente l’axe exact du regard d’Hitler d’alors, tel qu’il est devenu à Linz : le pont qu’IL a voulu… Mais aussi le musée (Lentos) et (hors de la photo) l’opéra de Linz est aussi à l’emplacement qu’il a prévu. C’est peu dire que le regard de Hitler était fondateur ! à côté d’ArsElectronica, il y a (toujours) la maison de sa maman.

Témoignage trouvé sur le net [http://ygaw-bysiliconsentier.com/1102-linzet- son-fardeau-hitler] :

— Pascal qui travaille au futur Lab d’Arselectronica a bien voulu jouer le rôle de “guide”. Cela fait 12 ans qu’il vit aà Linz. Curieux du passé de la ville, il s’est interrogé sur les traces laissées par le Führer dans l’inconscient des habitants. Il nous fait part de ses impressions. Selon lui, cela reste un tabou. Beaucoup de gens sont liés à ce passé douloureux. Il nous dit que l’opéra en construction actuellement à Linz, se trouve exactement là où Hitler le souhaitait, que le musée d’art Lentos, est également là où le dictateur avait prévu le sien, que Linz devint capitale culturelle européenne en 2009, comme ce qu’Hitler prévoyait. Hitler est une honte pour la ville et un “patrimoine culturel” pour autant. Comment construire un futur positif avec le mythe du mal en fond ? Le plus déstabilisant fut l’exposition “Linz, Capital culturelle du Führer“, une manière pour la ville de se purger des attaches d’Hitler avec Linz (exposant ses projets architecturaux) pour mieux reconstruire le futur sans se retourner. “A la fin, il y avait une fête dans un bunker” nous raconte Pascal.


D'UN REGARD... A MARSEILLE

La photo de Hitler n’est pas sans rappeler le regard de Walther Kiaulehn, installé sur son « point de vue » perché du pont transbordeur :

— Je lis un périodique publié par le conseil municipal et par le préfet lui-même. Le nom du périodique est Marseille et l’exemplaire entre mes mains est daté du 21 octobre 1942. Louis Gillet de l’Académie française, y écrit : « Sur la colline des Accoules, entre l’hôtel de ville et la Major, gît une Subure obscène, un des cloaques les plus impurs où s’amasse l’écume de la Méditerranée […] ; il semble que la corruption, la lèpre, gangrènent jusqu’aux pierres. Cet enfer vermoulu, cette espèce de charnier en
décomposition […] c’est l’empire du péché et de la mort. Ces quartiers jadis patriciens abandonnés à la canaille, à la misère et à la honte, quel moyen de les vider de leur pus et de les régénérer ? Le mieux qu’on puisse faire est de chercher dans cette sentine les quelques éléments qui méritent d’être conservés, d’organiser le sauvetage et de traiter cette partie de Marseille en musée où le promeneur cherchera des motifs de rêverie… »1

Louis Gillet. Académicien replié à Marseille, pétainiste au moins jusqu’à l’automne 1942 (il meurt en 43), qui se répand à Marseille dans la revue municipale contrôlée par la Préfecture (c’est-à-dire par Vichy) écrivait aussi sur Joyce dont il se voulait un admirateur… en particulier cette phrase :

— Joyce avait fini, Dieu me pardonne ! par se persuader qu’Ulysse était un type sémite.2

Nous sommes entre artistes sous l’uniforme. Si ce n’est militaire, c’est au moins militant. On se comprend.
Tirons ce fil. Un fils de Louis Gillet, Guillaume Gillet deviendra à son tour académicien comme son père (mais aussi comme son grand-père !) Il entre à l’Académie française... En 1968. Au titre de son oeuvre d’architecte. Son père écrivait sur l’architecture, le fils construit. Quelle architecture ? Sur Wikipedia on peut lire :

— Grand Prix de Rome, il est connu pour son architecture moderne, principalement dans le domaine de l’architecture religieuse et pénitentiaire. […] Il collabore particulièrement avec le Ministère de la Justice et l’administration pénitentiaire pour laquelle il réalise une dizaine de prisons en France au cours des années 1960.

Il avait même à ses débuts réussi l’exploit de joindre les deux puisque sa première réalisation notable est la chapelle de l’Oflag VI-A réservé aux officiers prisonniers, à Soest en Westphalie. Si ce n’est militaire, c’est au moins officier, prisonnier de guerre…

— Il devient Architecte en chef des Bâtiments Civils et Palais Nationaux en 1952, il monte un cabinet en partenariat avec plusieurs ingénieurs dont Bernard Laffaille et René Sarger. Il est nommé architecte conseil des villes de Paris et de Cannes, du département des Bouches-du-Rhône et de la principauté de Monaco, puis urbaniste conseil de la ville d’Antibes.

Si vous vous demandez quelle prison, je vous citerai Fleury-Mérogis. Si vous me demandez quelle église, je vous dirai Notre Dame de Royan. Et à Marseille ? Le Grand Pavois au rond-point du Prado (prix actuel d’un T3 de 88m2 : 430 000 euros. Frais d’agence inclus)… et le plan de la ZUP N°1 du Canet. Les Marseillais ne sont pas rancuniers.

C’est Pierre Schoendoerffer, militaire devenu cinéaste, qui fera, à l’Académie française, l’éloge de Guillaume Gillet :

— Architecte. Un noble métier, qui est comme un ministère, selon l’étymologie de métier. Un métier de roi, car il est vrai que peu de rois de France l’aient négligé. « J’ai trop aimé les bâtiments», confessait Louis XIV avant sa mort. L’architecture ! L’art d’organiser l’espace, de maîtriser la lumière. Le plus complet des beaux-arts. Le plus contraignant aussi, parce que le plus chargé de responsabilité. Responsabilités esthétiques, culturelles, sociales, économiques, politiques même. Génération après génération, c’est tout un peuple qui naît, vit, rit et pleure, se multiplie, travaille et meurt dans son architecture et qui en est marqué, pour le meilleur et pour le pire… C’est aussi le plus redoutable des arts, parce qu’il ne donne pas droit à l’erreur, il ne pardonne pas. Un architecte laisse sa marque, indélébile. Un peintre peut brûler les toiles dont il n’est pas satisfait. Un sculpteur briser ses statues. Un graveur casser ses plaques. Un musicien déchirer ses partitions. Un cinéaste ne peut détruire son film, parce qu’il ne lui appartient pas, cependant ses oeuvres médiocres laisseront peu de trace dans la mémoire. Mais ce que bâtit un architecte est là, visible de tous, pour toujours*…

Comme cinéaste, je me demande : pourquoi cette retenue étrange sur l’oeuvre d’un cinéaste qui ne pourrait être détruite ?! Parce que Schoendoerffer est cinéaste ? Parce qu’elle ne lui appartiendrait vraiment pas au cinéaste son oeuvre, dans la vision industrielle-libérale ? Étrange devenir des droits d’auteur, confondus simplement au droit de propriété à la mode anglo-saxonne.

Comme cinéaste aussi je me demande : le Vieux Port de Marseille n’avait-il pas pour premier tort de n’être pas l’oeuvre d’un architecte, d’un urbaniste… et par là de n’avoir pas à ce titre « à vivre pour toujours » ? Cet habitat de bric et de broc né de la multitude et de l’usage, émanation de l’esprit qui l’habite et non de l’esprit qui le contemple, de celui qui l’arpente et non de quelqu’un qui le pense en référence à des modèles… Ce chaos de matière issu du chaos et de la temporalité de la vie vécue… Comment est-il regardé par qui prétend à la maîtrise de sa vie et de la nature, tâche biblique s’il en est !? Quelle place a-t-il dans cette conception du monde, dans cette vision du peuple ? Que signifie le rapport entre « ça » et la littérature ?

Ce plaidoyer de M. Schoendoerffer sur le métier d’architecte est-il si loin de la vision de M. Louis Gillet, si loin de la vision de M. le chancelier Hitler sur sa maquette et ses promesses d’enfance, si loin de la vision qui ravit Walther Kiaulehn sur son pont transbordeur ? Walther Kiaulehn continue :

— J’ai sur moi une brochure intitulée Marseille sera demain une ville moderne. Elle a été imprimée le 15 mai 1942, sur les presses de l’imprimerie municipale. […] « Les préfets délégués qui se sont succédés depuis octobre 1940 : […] ont fait dresser un plan d’extension et d’aménagement de l’agglomération marseillaise » lit-on à la première page. Plus loin, on apprend que l’exécution de ce plan a été confiée à M. Eugène Beaudoin, premier grand prix de Rome, architecte en chef des palais nationaux3. Les travaux commencèrent le 1er février 1942 […] et se poursuivent depuis dans le cadre des projets d’aménagement et d’extension de la ville de Marseille dont l’esquisse a été approuvée et financée par la loi du 30 mai 1941. Ainsi se trouve-t-on devant le cas rare d’une mesure de guerre coïncidant avec des projets adoptés depuis longtemps par la municipalité et par le gouvernement et déjà en cours d’exécution.

Rare ?

MESURE DE GUERRE A JENINE, PALESTINE, 2002

Ce chapitre, je voudrais le tirer tout entier d’un ouvrage d’Eyal Weizman : à travers les murs, l’architecture de la nouvelle guerre urbaine » (Ed. La fabrique) dont Martine Derain a déjà parlé à « Pensons le matin ». Il prolonge dans le présent et inscrit dans un cycle plus long ce qui se joue dans ces
expériences entre destructions militaires et politiques civiles. Par là, on peut peut-être parvenir à une pensée dégagée des scories des circonstances dont la violence tragique contribue à dissimuler l’objet véritable d’un exercice du pouvoir à long terme. Une constance de la logique de domination.

Contexte : Les FDI4 ont lancé le 3 avril 2002 des « incursions » simultanées sur les camps de réfugiés de Naplouse et Jénine avec des succès divers. La stratégie choisie, inspirée d’une ré-interprétation de l’espace qui doit beaucoup aux théoriciens de la post-modernité, conduit les Israéliens à procéder comme le décrit le général Kochavi :

— Nous avons interprété la ruelle comme un endroit où il est interdit de passer, la porte comme un élément qu’il est interdit de franchir, la fenêtre comme un élément par lequel il est interdit de regarder, pour la bonne et simple raison qu’une arme nous attend dans la ruelle, un piège nous attend derrière les portes. […] C’est pourquoi nous avons choisi la méthode qui consiste à passer à travers les murs […] comme un verre qui ronge sa galerie pour avancer, ressortant à certains endroits pour aussitôt disparaître. […] Nous avons élaboré une méthode à part entière qui nous a permis d’interpréter l’espace de façon tout à fait différente…

Cependant à Jénine le succès n’a pas été au rendez-vous comme il l’a été à Naplouse et les combattants palestiniens enregistraient bientôt leur « première victoire » en engloutissant un groupe de soldats dans l’explosion d’un immeuble.

— Voyant qu’elle ne parvenait pas à faire tomber les défenses du camp, l’armée israélienne entreprit la destruction massive du camp de Jénine. Le 9 avril […] pour ne pas risquer davantage de pertes humaines, et faute de parvenir à mater la résistance autrement, les Israéliens envoyèrent alors des bulldozers géants D9 raser le centre du camp, maison par maison, enterrant sous les décombres les combattants embusqués et les civils non évacués. […] L’examen des photographies aériennes prises pendant la bataille a révélé que la destruction de plus de 400 immeubles, sur une superficie de 40000 mètres carrés, avait été guidée par la logique de l’urbanisme militaire. Il faut y voir non seulement une conséquence du déroulement imprévu de la bataille mais aussi la volonté d’imprimer au camp un schéma directeur d’urbanisme totalement nouveau. Pendant la bataille, les Israéliens ont élargi les étroites ruelles et percé de nouvelles artères à travers le bâti existant, pour permettre aux chars et aux bulldozers blindés de pénétrer à l’intérieur du camp. Un vaste espace a été dégagé au coeur du camp, où convergent les nouvelles artères. Or cette zone, le quartier de Hawashin, était précisément celle que la résistance avait tenue le plus longtemps et que les Palestiniens ont par la suite surnommé Ground zéro.
[…]
Les efforts de reconstruction du camp de Jénine, financés par les Nations Unis, ont débuté presque aussitôt après l’incursion israélienne dévastatrice de 2002. Le projet souleva toutefois une série de polémiques entre les représentants palestiniens du camp et les ingénieurs de l’ONU, faisant apparaître le lien direct entre design urbain et logique militaire de destruction. L’agence onusienne d’aide aux réfugiés palestiniens (UNRWA) s’est vu attribuer 29 millions de dollars par le croissant rouge des Emirats Arabes Unis pour établir un nouveau schéma directeur de l’urbanisme du camp, et remplacer la plupart des maisons détruites par des constructions neuves. […] Dès la construction des plans la question épineuse du tracé des routes se posa. Ahmad A’Bizari, l’ingénieur de l’UNRWA chargé du réseau routier et des infrastructures du projet, souhaitait « profiter de la destruction pour élargir les routes à 4 ou 6 mètres ». […] Tandis que l’UNRWA défendait sa proposition en la présentant comme une simple amélioration des voies de circulation, le comité populaire du camp - dans lequel les organisations armées avaient une influence déterminante - s’opposait à l’élargissement des rues qui permettrait aux chars israéliens de pénétrer dans le camp à leur gré. […] Se prévalant de sa souveraineté sur les affaires du camp, l’UNRWA a tranché et réalisé son projet d’élargissement des routes, au mépris des protestations des habitants, Berthold Willenbacher, directeur adjoint du projet de l’UNRWA exprima un peu tardivement ses regrets : « Nous avons en fait donné aux Israéliens le moyen de traverser le camp avec leurs chars. Nous n’aurions pas dû faire cela, car les résistants armés ont moins de chance de leur échapper qu’avec des ruelles étroites. Nous n’avons pas tenu compte de leur avis »5 […] En Novembre 2002, quand les blindés israéliens sont revenus à Jénine, l’un des servants a tiré et abattu le premier directeur de projet de l’UNRWA, le britannique Iain John Hook. Il a justifié la bavure en prétendant l’avoir pris pour un Palestinien, et son téléphone portable pour une grenade.
[…]
En se chargeant du bien-être de la population et de la rénovation architecturale dans une situation de conflit déclaré, le programme de planification de l’UNRWA s’est exposé à l’un des exemples les plus flagrants du « paradoxe humanitaire » qui veut que l’aide financière finisse par servir le pouvoir d’oppression.

Revenons aux temps d’avant l’occupation allemande de Marseille. Le maréchal Pétain s’occupait seul encore de la « zone sud » (et de Marseille puisqu’on voit qu’il s’agissait d’une loi de financement de l’Etat français). Saint-Exupéry qui avait imaginé lui proposer ses services après la défaite (« Les vaincus n’ont qu’à se taire » écrivait-il) en parlait ainsi, du chef d’état, dans une lettre, non envoyée, à Joseph Kessel : « Il faut bien qu’un organisme se créée un trou du cul pour ses fonctions d’excrétion ».

Dans ces années-là, où le corps faisait l’expérience de sa merde, un compatriote de Walter Kiaulehn, Walter Benjamin, écrivain lui aussi, en fuite parmi de nombreux autres dont Anna Seghers, chère à mon coeur, et ses enfants6… ou Hannah Arendt dont Christine Breton a écrit le rendez vous avec Walter Benjamin… Écrivain en fuite donc devant l’avancée de l’armée nazie, il a parcouru ces mêmes lieux et observé ces mêmes quartiers. Quelques semaines après son passage à Marseille, ne croyant plus pouvoir s’échapper en franchissant les Pyrénées alors qu’il avait, en fait, atteint son but, il se suicidera et son corps repose dans une fosse commune du cimetière de Port Bou. Il est de la lignée de ceux qui ont inscrit Marseille dans la littérature. Ou l’inverse… Qui ont inscrit la littérature dans Marseille, liant définitivement l’un et l’autre. Malgré les tentatives récurrentes « d’arrachage », les tentatives de déjouer l’histoire.

De ce regard particulier que Walter Benjamin, en écrivain, en analyste, en théoricien, en artiste, porte sur les choses, voici ce qu’il en dit lui-même :

— (Cette) urbanité cannibale, une attitude précautionneuse et circonspecte dans la destruction, qui trahit j’espère, quelque chose de l’amour de ces choses, […] qui les met à nu.

De ce cannibalisme amoureux, dérisoire et infini, l’artiste sans uniforme restera la seule victime – victime de lui-même, car c’est sur lui-même que l’artiste expérimente.


2/ marques et remarques


AVANT LA COLÈRE...

C’est sous la forme de ces marquages sur la chaussée, qu’en la ville de Linz s’est déployé un « parcours de mémoire » restituant à la ville son passé oublié des heures sombres de la Deuxième guerre mondiale.

Il n’est pas qu’Hitler que la ville a vu grandir mais aussi Adolf Eichmann, organisateur de la « solution finale », ce que rappelle ce marquage au sol devant ce qui fut sa maison de 1914 à 1933. Il y fréquenta la même école que le futur Führer.











Cette autre plaque-là, bien connue, est la première que je découvris à Marseille lorsque j’échouais dans cette ville comme sur une île inconnue au lendemain d’un naufrage. Mon émerveillement ne se dément jamais et je n’échappe à aucune occasion de lui jeter un regard.















J’avais un jour assisté à la pose de cette plaque en cuivre sur le Vieux Port après un renouvellement du revêtement. Trois-quatre ouvriers d’origine étrangère devaient réinsérer cette lourde pièce dans son empreinte, un cadre de même métal prêt à l’accueillir. Oui mais voilà… La forme rectangulaire laissait deux possibilités d’installation, ce qu’un des inévitables spectateurs du travail ne manqua pas de faire remarquer. Il s’ensuivit un débat dans le groupe des présents qui laissait perplexe le chef d’équipe n’ayant visiblement aucune directive de sens. « Il faut qu’il soit lisible de la Canebière, disait l’un, tourné vers la Grèce, vers le passé ! » Les ouvriers relevaient la plaque qui descendait déjà dans le sens inverse… D’autres participants prônaient qu’il fallait au contraire « accueillir les arrivants, que la lecture leur soit adressée, qu’elle se fasse dans le sens de la civilisation rayonnante »… Les ouvriers s’en sont mêlés eux-mêmes, tout en maintenant la plaque, verticale et oscillante… Il a fallu vingt bonnes minutes au chef d’équipe avant de considérer que son autorité était en jeu parmi un attroupement toujours plus nombreux et « participatif »… Il choisit résolument cette orientation, visible sur la photo.

Que penser de ces marques ? Ou plutôt, à ce moment (à ce paragraphe) où je veux parler de ma propre perception des choses, du cheminement de ma propre pensée, dire pourquoi cette inscription-là me touche, me parle (et me parle VRAI. Elle dit vrai !), alors que la première ne me touche pas, ne me parle pas (et je la reçois comme non pas un mensonge mais une parole FAUSSE. Je ne la crois pas).

Je voudrais aussi faire entendre pourquoi et comment la colère me vient à partir d’un vécu, d’un chemin, du sens profond de l’injustice où de la violence faite au peuple (ou au paysage du peuple) que je ressens souvent de façon intuitive, physique, AVANT de comprendre ce qui l’a provoqué, voir que je la découvre même par les réactions que provoque ma propre colère.Il en était ainsi suite à l’exposé de Ulrich Fuchs et si je portais une colère froide, au sens que je pouvais ni ne voulais en rien la crier (comme il m’arrive parfois), ce matin-là, la réaction à ma parole de notre ami Boris Grésillon me permettait de comprendre à quel point mon intuition était juste.

Un universitaire aussi posé que lui ne sort pas de ses gonds sans quelque solide (et brutale) raison. J’y ai même entendu à cette occasion la force de ma propre colère devenue à ce point insupportable qu’il lui a fallu m’interrompre, ce qui ne relève pas proprement de la courtoisie usuelle de nos échanges. Comme il m’a fallu, moi-même, réagir à des applaudissements que je considérais obscènes tant ils me paraissaient clore le cercueil de ce en quoi je crois et qui font les raisons de mes engagements… Et laissaient peu de place à une distance critique qu’il convenait de rouvrir.
J’y reviens plus loin.

Que penser de ces marques donc, ces marquages peints ou gravés au sol ? Pourquoi, comment considérer VRAI ce qui d’évidence, même si le texte en est… disons « inspiré » ou approximatif, ne peut guère, malgré ma pauvre connaissance historique, paraître comme d’une grande rigueur scientifique. La vérité de ce texte du Vieux Port tient clairement dans ce que quelqu’un que je peux « voir » s’adresse à moi7. Il le fait avec une passion et un sérieux qui sont « communicatifs » et s’ils prêtent à sourire (ce qui restera éternellement à son crédit) par quelque naïveté, le lieu, le cuivre gravé, la présence de la mer, de cette bitte d’amarrage lui donnent une ampleur qui confirme la ville, son histoire, sa mythologie. Cette interpellation par ailleurs me donne une place, c’est en ça qu’il me parle, je peux la commenter, la critiquer, d’une façon ou d’une autre la faire mienne, la raconter, la transmettre, et par là, chercher un jour ou l’autre à quelque occasion, ce que le texte prétend à dire et ce qu’il en est… Ce texte ne me quitte pas. Et s’il enchante l’histoire, il ne l’interdit pas.

Qu’en est-il de l’information que quelqu’un a habité « là » et qu’il est organisateur de la déportation de six millions d’hommes ?
Je me tire !
Physiquement et intellectuellement, je ne supporte pas l’injonction qui m’est faite de savoir. C’est ainsi depuis toujours. Viscéral. La connaissance ne peut JAMAIS être un devoir. La connaissance est une pente naturelle ou elle n’est pas. La connaissance est un échange entre humains à égalité ou elle n’est pas. Pis sans doute : mon savoir je dois le voler ou il n’est pas. Point n’est besoin que la plaque aux marins grecs – turcs désormais puisque Phocée est aujourd’hui une ville turque – soit une vérité : c’est une invitation au vol.

Cette marque au sol de Linz est de l’histoire comme masse. Comme poids… Elle se dénonce elle-même pour ce qu’elle est : une impuissance devant le chiffre, le nombre : l’abstrait.

En rien cette histoire n’est habitée malgré qu’elle dénonce l’habitant. Elle s’affiche « In situ ». Dans le milieu de l’art contemporain, grand consommateur de codes et de ses déclinaisons, cela se dit d’une oeuvre qui prend en compte le lieu où elle est installée. Mais à l’inverse « prendre en compte le lieu » fait-il oeuvre ? Quant au sens biologique de « in situ », il désigne l’examen d’un phénomène à l’endroit où il se déroule. Voyons plutôt alors ce qui se déroule vraiment là.

Qui est celui qui m’inflige cette leçon ?
Il n’y a aucune trace de qui il est, hormis « In situ » déjà évoqué et la référence à « Linz 09 » : une expression du pouvoir que confirment la froideur et la violence inscrite sur la chaussée dont le chiffre de six millions d’hommes fixe l’importance obligée à savoir (le fameux « devoir de mémoire » détourné du sens que lui donnait Primo Levi)… Quel est son intérêt ? A qui s’adresse t-il ? Serait-il un de ceux qui ont participé de ce crime et qui veut s’en absoudre par un acte autoritaire de compassion feinte (on sait que les mots ont souvent cette vertu d’affirmer ce qu’ils veulent dissimuler) ? En 86 à Saint-Pétersbourg j’ai connu ainsi de biens étranges supporters de la Perestroïka de Gorbatchev. Ils n’avaient que ce mot à la bouche tant ils avaient de choses à cacher. Serait-il un enfant honteux du crime et qui veut en partager le poids de la culpabilité ?

Savoir quoi ?
Que l’homme a habité là !? Cette information, en quoi a-t-elle un rapport avec les six millions d’hommes exterminés ? Le dérisoire de ce rapport, quel est son sens ? N’est-ce pas une façon détournée de dire : cet homme est autrichien ? Ou… Cet homme est un voisin... Ou, car c’est là l’arrière-pensée : « Vous ne lui ressemblez pas un peu en tant que voisin ?… D’autant que c’est pas le seul : un autre Adolf, pas très loin d’ici… Lui, eux, c’est pas un peu vous... au fond ? » C’est la pensée symétrique du slogan de 68 : « Nous sommes tous des juifs allemands » dont le retour est « Vous êtes tous des petits fachos en herbe ». Ce sont les mêmes qui profèrent l’une et l’autre. La pensée de l’innocence est celle qui fabrique la culpabilité. Les mêmes : la génération des enfants, bien en peine d’hériter (et ça je peux le comprendre, même si je ne l’excuse pas) qui transforme l’héritage (le vécu tragique) en une abstraction, en morale, ou en foi, tout ce qui épargne la souffrance. Une foi que l’ampleur du crime commis devrait évidemment obliger à partager.

Mais on sait bien que les vrais héritages ne se transmettent pas de parents à enfants, ils « sautent » une génération pour se dégager des comptes à régler et retrouver un peu de vérité humaine et d’apaisement. Sans doute ne faut-il pas chercher plus loin l’écho du petit livre de M. Hessel.

Donc, je commence à connaître un peu « l’autre » qui est l’auteur de ce texte. Moi lecteur à qui cette information-masse est assénée. Moi, peuple à qui cette leçon est faite.

Que faudrait-il écrire devant la porte de mon grand-père ?
Arrêté et torturé par les miliciens du village d’à côté (un petit marquage au sol à la peinture rouge pourrait peut-être accompagner les touristes japonais jusqu’à la ferme en question devenue restaurant. C’est un peu isolé le patron devrait y trouver son compte). Condamné à mort par des juges de l’Etat français (on ne mettra pas les noms des juges devant le tribunal, y’a sans doute pas le nombre suffisant de victimes)… Et puis ça reste entre nous, pas de Juifs, pas d’Allemands dans cette histoire. Ah si justement, il avait aussi caché des communistes allemands. Décidément, un peu trop compliquée… Est-elle même de l’histoire ? Je veux dire : en quoi peut-elle se partager avec celle qui s’écrit sur le sol de Linz ? On voit bien que l’échelle n’est pas la même. Il y a d’un côté l’Histoire « objet culturel de masse »... Et nous, ce que nous vivons.











INFOS LOCALES VENDREDI 12 JUILLET 2007
Margencel : Rénovation de la façade de l’ancien ‘Café du commerce’ L’ancien Maire de Sciez, Bernard Neplaz et son épouse organisaient dernièrement sur la place de Jouvernex, une sympathique réunion afin de fêter la fin des travaux de la façade et le toit de leur maison qui est en fait l’ancien café du commerce et la boulangerie du village. La cérémonie inaugurale a eu lieu en présence de nombreux villageois, du maire de la commune de Margencel et en présence des artisans. Ces derniers ont accompli un formidable travail à l’ancienne de rénovation de la façade et du toit de cet ancien café-restaurant du commerce Amédée Bouvet à Jouvernex. Les habitants ont été très sensibles à la restauration de ce bâtiment qui a marqué l’histoire du village dit Jacqueline Bouvet-Neplaz. Lors de la réception organisée dans la cour de l’école de Jouvernex, plusieurs habitants sont venus avec des cartes postales de l’époque et bien des souvenirs et anecdotes du temps passé ont été évoqués dans une ambiance joyeuse. Ce qui nous a poussé à réaliser cette restauration, a dit Bernard Neplaz, lors de son discours sur la place de Jouvernex, ce sont les encouragements des habitants du quartier qui nous ont félicités pour avoir sauvegardé cette façade qui pour beaucoup appartenait au patrimoine communal. Les premières reproductions photographiques du bâtiment datent de 1906, Amédée Bouvet, le maire du village de l’époque, tenait ce café commerce qui abritait en même temps une écurie et une boulangerie.

Là encore, comme dans les ruelles tortueuses de Jénine ou du Panier, l’occupant, ou ici l’industrie culturelle hiérarchisée et ses expertises8, ne sait que faire d’une réalité complexe et contradictoire, insaisissable, et n’agit que par grandes voies de communication et pédagogie de masse (dans le plus pur style brejnevien ajouté de quelques paillettes technologiques qui faisaient défaut au communisme soviétique) pour fabriquer des individus isolés, culturés9 par inclusion dans une connaissance « commune », lisse et aseptisée. C’est une histoire sans public ni narrateur qu’elle convoque.
Brecht écrit :

— On ne peut comme cela écrire la vérité, sans plus ; il faut absolument l’écrire pour quelqu’un, quelqu’un qui peut en faire quelque chose. Connaître la vérité, c’est un processus commun aux écrivains et aux lecteurs.
Le chaos du monde lui échappe à cet occupant (comme à tous peut-être) et cette conscience d’échappée fait son épouvante tant elle a construit sa domination sur la maîtrise... « Le peuple manque » était l’objet de la réflexion posée par Colette Tron, tant dans notre « petit séminaire de ce jour-là » que dans le cadre de ses activités récentes.
Pour ma part j’entends autre chose : ce qui manque c’est « ce peuple là » : le peuple que le cartel dénonçant Eichman imagine : soumis, subordonné... Potentiellement coupable (déjà de manquer !). Ce peuple tel qu’il est rêvé, tel que l’institution culturelle le voudrait… ce peuple que rêvent les classes moyennes, dont elles rêvent aussi de ne pas (ne plus) faire partie même (parler du peuple qui manque est déjà une façon de s’en retirer), en prétendant lui « donner la parole », comme trace de sa propre bonté et de la grandeur de sa mission.

Que manque-t-il à ce marquage au sol ? La vraie pertinence — artistique et politique — de ce cartel aurait été de l’écrire en 1932 ou 33, voire encore au début des années 40, le peuple aurait pu faillir, mais il restait le peuple à qui on s’adresse ! Nous l’aurions respecté de lui dire vrai, de l’avoir averti du devenir. Et il y aurait eu un enjeu pour celui qui écrit. Là il est un peuple qu’on dresse.
Ce qui rend futile l’usage de ce marquage avec un tel retard, et justifie déjà là, au regard du désastre prétendument évoqué, une grande colère. Sans doute n’est-ce pas ce marquage en lui-même. Il ne laisserait place qu’à l’indifférence s’il ne témoignait pas de toute la politique culturelle de classe (la domination culturelle de la classe moyenne déployée depuis les années 80) et sévit avec une insolence inouïe et une violence accrue dans l’effroi de sa disparition (comme classe et comme vision du monde et de la culture) au moment de sa prolétarisation.


SUR LA VIOLENCE FAITE AUX PUISSANTS...

Retour sur les arguments de l’insupportable de ma prise de parole, tels qu’ils me sont revenus ce jour-là et plus tard :

1 • Nous ne serions pas un « séminaire de lecture d’image »… Il y aurait des images montrées qu’il ne faut pas penser. Penser serait comme la tolérance : « y’a des maisons pour ça ». Tout au moins des moments. Le reste du temps faut gober jusqu’à l’indigeste. Du reste j’ai complété plus haut ma lecture d’images, car l’idée que le sens d’une image est contenu dans l’intention de ses auteurs m’est définitivement étrangère.
2 • Je ne serais pas habilité à répondre d’un exposé qui concerne un sujet si extérieur à nous-mêmes, que de n’être pas allé à Linz disqualifie quiconque voudrait s’essayer à une opinion contraire à l’appréciation générale (mais ne disqualifie pas ceux qui applaudissent, par un miracle qui vaut bien celui de la Cène, eu égard à notre petit-déjeuner autour de l’officiant)… Nous serions des invités à la béatitude !
3 • Je n’aurais pas la correction ni la courtoisie qui sied à l’accueil des invités de notre réunion et que l’ami Boris s’est cru devoir « défendre »... Tout ça pourrait prêter à sourire. Mais non, je ne souris pas. Cette époque-là ne me fait pas sourire. On ne me fera pas confondre politesse et politique.

Alors je vais passer vite sur l’idée qu’il faudrait protéger ceux qui font métier de vivre bien de l’industrie de la culture… Des gens « outranciers » de mon espèce qui dépendent de ceux-là pour vivre, et vivent une précarité à peu comparable, et au dessous du seuil de pauvreté dans la quasi totalité de leur existence, sans perspective de retraite et à court terme, sans même de perspective de pouvoir continuer à travailler… Malgré que nos diplômes, nos réalisations d’artiste et notre expérience de terrain ne souffriraient guère d’être récompensés d’un SMIC.
Et il faudrait défendre ceux-là qui vivent de notre travail et de sa « gestion » (pour dire pudique et neutre) par les pouvoirs !?… Et les défendre de quoi mon Dieu ?! Ils mangent chaque jour avec des crocodiles, ont pour ça la peau tannée et quoi qu’il arrive leur contrat ne sera pas entamé…
Fallait-il vraiment me couper la parole10 pour voler au secours d’un poulet que, renard, je voulais bouffer ? Il me semble qu’il y a très grave inversion des choses amis.
Et le véritable renard n’eut rien à répondre.
Il sera bien entendu que je ne viens QUE pour participer à des échanges, pas pour des simulacres.

Alors oui j’avais (j’ai) grande colère. J’ai eu la courtoisie d’attendre la fin de l’exposé de Ulrich Fuchs pour réagir. J’ai réagi après avoir attentivement écouté et regardé (mieux qu’il ne s’était écouté lui-même d’ailleurs), pris des notes, construit ma réponse. C’est pour moi un travail (et un courage :
cinéaste et fondateur du Polygone étoilé, je suis responsable de plusieurs projets qui « intéressent » MP 2013). Et après avoir regardé et écouté derrière le rideau de fumigènes aussi.

Car nous avons désormais ici une connaissance de cette politique qui n’est plus de l’ordre du diaporama, d’un ailleurs, ni d’un âge d’or nostalgique ou d’un futur enchanté. Nous avons eu des réunions, des rencontres, nous connaissons des faits. Derrière les opérations de com’, il y a de l’idéologie en oeuvre. C’est ce dont je parlais. Je parle de Marseille Provence 2013 au présent, pas au futur…

Mais là je voudrais dire encore de la colère.

APRES LA COLÈRE

Ma réputation me précède avec un petit goût de souffre car je ne me refuse pas aux colères que m’inspire assez souvent la violence (et l’injustice) faite au peuple (dont je suis. Il ne s’agit pas de compassion). Hannah Arendt parle bien de la chose dans son livre Du mensonge à la violence.

Je choisis ce paragraphe presque au hasard, il en est d’autres (en particulier sur la déshumanisation que traduit l’absence de fureur et de violence) :

— Dans ce sens, la fureur, et la violence dont elle s’accompagne parfois – mais pas toujours –,
font partie des émotions humaines « naturelles », et vouloir en guérir l’homme n’aboutirait qu’à le déshumaniser et le déviriliser. […] L’absence d’émotion n’est pas à l’origine de la rationalité, et ne peut la renforcer. Face à une « tragédie insupportable », le « détachement et la sérénité peuvent vraiment paraître terrifiants », c’est-à-dire qu’ils ne sont pas le fruit du contrôle de soi, mais le résultat d’une évidente incompréhension. Pour réagir de façon raisonnable, il faut en premier lieu avoir été touché par l ‘émotion » ; et ce qui s’oppose à l’émotionnel, ce n’est en aucune façon le « rationnel », quel que soit le sens du terme, mais bien l’insensibilité qui est fréquemment un phénomène pathologique, ou encore la sentimentalité qui représente une perversion du sentiment. La fureur et la violence ne deviennent irrationnelles qu’à partir du moment où elles s’en prennent à des leurres.

Qu’en est-il alors de cette politique qui mérite notre colère ?

Et comme je parle de politique, je ne vais pas m’étendre sur son absence, qui sont les procès en corruption ou en clientélisme, réels ou supposés qui fournissent en ce moment la matière aux discussions de bistro… et à la justice. Non qu’elle soit une matière étrangère aux calculs politiques – les appels à une « mise sous tutelle » de la ville ou du « parti dirigeant » par les « usagés » des médias de la capitale, témoignent très bien des constantes de pensée de la domination qui traversent les époques, au moment où il s’agit de devenir « capitale de la culture ». Mais les faits ne sont pas encore sur la table et tendent plutôt pour l’instant à obscurcir le politique et détourner des débats de fond, plus qu’à donner à entendre.

3/ les outils de la tyrannie

La culture doit remplacer Dieu.
Ou tout au moins la religion, ce qui revient au même.
Bernard Noël, La castration mentale. POL12


CELUI QUI N'A PAS VÉCU AVANT LA RÉVOLUTION NE CONNAIT PAS LA DOUCEUR DE VIVRE13 
étienne de La Boétie publiait en 1548 (il a 20 ans alors) ce Discours sur la servitude volontaire où il affirme :

— Tel est le penchant naturel du peuple ignorant qui, d’ordinaire, est plus nombreux dans les villes : il est soupçonneux envers celui qui l’aime et confiant envers celui qui le trompe. Ne croyez pas qu’il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni aucun poisson qui, pour la friandise du vers, morde plus tôt à l’hameçon que tous ces peuples qui se laissent promptement allécher à la servitude, pour la moindre douceur qu’on leur fait goûter. C’est chose merveilleuse qu’ils se laissent aller si promptement pour peu qu’on les chatouille. Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie.

Il y aurait donc cet art, cette littérature, qui serait « l’outil de la tyrannie »… Ou plutôt… Il serait peut-être un art porté à la douceur du renoncement qui donnerait du goût à la perte de la liberté et cette autre littérature, cet art qu’il faudrait « arracher » à la ville, dont il faudrait arracher la ville ? Et comme s’il s’agit de Marseille, et qu’à cette ville aussi on arracha son nom…Une littérature, un art dont il faudrait la punir...

Si l’on fait cas du récit historique qui fait à La Boétie, poète lui-même, parler des temps anciens pour dire peut-être son propre temps, l’art qui ne plairait pas aux tyrans, serait un art qui ne participe pas d’une « servitude volontaire ». Ces mêmes oppositions entre les formes d’arts qui plaisent au pouvoir – les tyrannies sanguinaires sont passées de notre mode et servent plutôt actuellement de repoussoirs pour légitimer ces « tyrannies neuroleptiques » y compris dans leur déchaînement guerrier – et un art libéré de toute finalité extérieure de domination ou de servilité seraient-elles une vision caduque et idéologisée de la réalité d’aujourd’hui (comme donc au travers d’une grille de lecture préétablie) ? Cette question de la grille idéologique préalable avec laquelle j’aurais écouté l’exposé de Ulrich Fuchs est en tout cas la question principale des critiques qui me furent faites.

J’avais improvisé et construit ma critique de l’exposé du directeur adjoint de MP 2013 sur une trame inspirée des deux icônes qu’il proposait à notre contemplation et qui restaient les deux « polarités » de son discours (du fait aussi qu’il se montrait très satisfait de l’action et de la pensée qu’elles exprimaient).

Pour résumer, en reprenant mes notes de ce jour-là, je dirais ainsi les axes de mon intervention : d’une part, l’idéologie des classes moyennes14 et son rapport à la culture dans laquelle MP 2013 s’inscrit selon moi, d’autre part la particularité de Linz 09 et le refoulement du regard de Hitler qui encombre cette idéologie de toute une complicité latente.

On se souvient qu’il s’agissait à l’occasion de Linz 2009, selon U. Fuchs, de passer de l’image d’une ville industrielle, par ailleurs comme « frappée » d’une marque d’infamie étant « la ville de Hitler », à une ville dont l’image était devenue dans le logo de l’événement : Natur, Kultur, Industrie (selon un ordre fractionné descendant, sur le logo en question, bien que théoriquement sans hiérarchie selon ses initiateurs). La vieille imagerie de la cathédrale sur sa hauteur et d’une péniche navigant un Danube unificateur et nourricier étant à classer dans les chromos du passé15.

On nous donnait aussi à voir (un peu... par ce diaporama proposé par le conférencier) de ce cube de métal accueillant « 80 jours + 1 », tour du monde virtuel qui fut un grand succès populaire, du salon de conférences dans l’ancien appartement de Kepler où se succèdent les experts les plus émérites, animé par un M. Loyal « ignorant », les ateliers avec les enfants… On y voyait aussi le balisage sur la chaussée inscrivant là l’histoire locale du nazisme, et bien sûr les fêtes, expositions, festivals de théâtre, de musique et cet intéressant « best off » des musées autrichiens dont peu de choses (hélas) furent dites sur l’usage et la pensée qui en émergèrent16…

Rien pour ma part qui ait un air nouveau. Rien (ou presque) que nous n’ayons déjà entendu. Rien qui me surprenne et veuille apparaître autrement que comme sympathique et de bon aloi. C’est même ce point-là qui était le plus choquant. Cette conscience étalée là avec bonhomie, que la culture (cette culture-là) est évidemment « bonne ». Elle prétend panser les plaies, réunir le monde, libérer l’homme, fluidifier la circulation des voitures et celle de leurs occupants, voir même la circulation du sang des cyclistes par la place faite à la nature… Cette culture « bonne » est bien sur l’image que la classe moyenne, qui serait bonne par essence, veut donner d’elle-même et de cette dynamique de développement qu’elle est sensé incarner, surtout dans ce temps de crise violente payée par les salariés précarisés (y compris peut être au prix sa propre paupérisation – temporaire ou définitive ? – en tant que classe), de guerre auxquelles nous participons activement en Afghanistan et Libye (par bonté), de coercition dans le quotidien de nos vies (par rationalité), de destruction des services publics et de destruction même de l’idée de service public (par nécessité)... Et pour ce qui concerne les artistes, de rejet social de la création que la puissance publique menace au lieu de garantir.

Pour faire « bonne » mesure sur le sentiment que me laissait la communication, l’homogénéité de la pensée politique me faisait synthétiser le mouvement des capitales européennes de la culture ainsi : « … Lille, Tallillne, Lillstambul, Lillnz... et Marseille ». C’était trop ! On m’en coupa.
Voyons pourquoi.

S. KRACAUER

Toujours animé de l’intention (j’en deviendrais presque méthodique !) de chercher les grands cycles derrière les circonstances du moment… ou plutôt, comme dans ces jeux d’enfance, à chercher le visage qui se cache dans le décor, dans l’arbre où le paysage17... J’ai ouvert le livre de S. Kracauer intitulé Les employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle (1929)18. Il me semblait intuitivement qu’on trouverait là, à la (re?)naissance d’une classe moyenne et de sa culture de masse, quelques analyses et observations dont le devenir contemporain pouvait faire sens. Il est une fortune pour les flâneurs…
Évidemment.

Nombreuses sont les entrées dans cet ouvrage qui vaudraient pensée sur la politique culturelle européenne et celle de ses capitales (« Des prophéties » dirait W. Benjamin, dès l’instant où je les convoque pour en faire un présent). Un chapitre y est intitulé Asile pour sans abri. Il mérite d’être lu attentivement.

— La masse des employés se distingue du prolétariat ouvrier par le fait qu’elle est spirituellement sans abri. Elle ne peut pour le moment trouver le chemin qui la conduirait chez les camarades, et la demeure des concepts et des sentiments bourgeois, où elle résidait, n’est plus que ruines, car l’évolution économique en a sapé les fondements. Elle ne dispose actuellement d’aucune doctrine vers laquelle se tourner, d’aucun but qu’elle puisse interroger. Elle vit donc dans la crainte de se tourner vers quoi que ce soit, et de pousser l’interrogation jusqu’à ses dernières conséquences.

[…] Cette vie qui ne mérite ce nom qu’au sens le plus restreint, rien ne le caractérise mieux que la façon dont lui apparaît ce qu’elle considère comme la valeur suprême. Ce n’est pas un contenu, c’est un éclat. On ne l’atteint pas par le recueillement, mais par la distraction. « Si les gens sortent tant » me dit un employé de mes connaissances, « c’est bien parce que chez eux tout est misérable et qu’ils ont besoin d’un peu d’éclat. » Chez eux cela veut dire le logement, mais aussi le quotidien, résumé dans les annonces qui paraissent dans les journaux des employés. On y trouve mentionné pêle-mêle : les plumes ; les crayons Kohinoor ; les hémorroïdes ; la calvitie ; les lits ; les semelles crêpes ; les dents blanches ; les produits rajeunissants ; la vente de café entre particuliers ; les machines à dicter ; la crampe de l’écrivain ; le tremblement ; surtout en présence d’autrui ; les pianos de première qualité payables à la semaine ; etc, etc. Une sténotypiste encline à la réflexion s’exprime en termes identiques à ceux de l’employé précédent : « Les filles viennent surtout de milieux modestes, et elles sont attirées par ce qui brille. » Quant au fait que les jeunes filles évitent en général les distractions sérieuses, elle en donne une explication tout à fait étonnante : « Les divertissements sérieux, dit-elle, ne font que vous distraire et vous détourner du monde alentour, dont on voudrait profiter. » S’il faut créditer une conversation sérieuse d’effets distrayants, alors la distraction devient une affaire des plus sérieuses.

Rue de la République à Marseille, 2011.











SK mentionne ensuite une étude qui montre que les employés dépensent plus d’argent pour les besoins « culturels » que pour le logement, le chauffage, l’éclairage, le linge et les vêtements pris ensemble.

— Ces besoins couvrent la santé, le transport, les cadeaux, les subsides, etc., il faut également compter le tabac, les restaurants, et les sorties culturelles et amicales. […] La société veille […] à ce que cette attente culturelle ne fasse pas réfléchir sur les racines de la culture véritable, et ne débouche pas sur une critique des conditions sur lesquelles repose le pouvoir social. Elle ne réprime pas le besoin de vivre dans l’éclat et la distraction, elle l’encourage comme elle peut, partout où elle peut.

Il décrit ensuite, dans ce même chapitre, des lieux de culture à Berlin où son oeil d’architecte se fait incisif.

— Pour les masses, le subtil langage des signes ne suffit pas. Là où elles sont concentrées, comme à Berlin, on installe même des asiles spéciaux pour les sans-abri. Ce sont des asiles au sens propre du mot, ces établissements gigantesques où, comme l’a dit un jour un phraseur dans un quotidien berlinois, « On peut sentir pour pas cher le souffle du vaste monde ». Le Haus Vaterland (maison de la patrie) surtout destiné aux visiteurs de province, la Resi (Residenz-Kasino) qui attend aussi les visiteurs à revenu confortables, le Moka-Efti Unternehmen (La maison du café)
[…]
La masse est son propre invité ; parce que cela correspond à sa propre impuissance inavouée, et non pas seulement par égard pour l’intérêt économique du propriétaire. On se réchauffe les uns les autres, on se console ensemble d’être soumis à la quantité. Cela est plus facile à accepter dans un environnement princier. Celui-ci est particulièrement imposant au Haus Vaterland, qui incarne au mieux le modèle grossièrement imité par les grands cinéma et dans les établissements des basses couches moyennes. Il comporte en son centre une sorte d’immense hall d’hôtel dont les clients de l’hôtel Adlon n’auraient pas honte de fouler les tapis. C’est le style de la Neue Sachlichkeit (Nouvelle Objectivité) en exagéré, car pour nos masses il faut ce qu’il y a de plus moderne. Le mystère de la Neue Sachlichkeit ne pouvait nulle part s’exposer de façon plus frappante. Car derrière la pseudo-sévérité de l’architecture des halls, on voit grimacer Grinzing. Un pas plus bas, et l’on est plongé dans la sentimentalité la plus débordante. Mais c’est bien là le propre de la Neue Sachlichkeit en général de n’être qu’une façade qui ne cache rien, de ne pas surgir des profondeurs, d’en offrir seulement le simulacre. Comme le refus de la vieillesse, elle naît de l’effroi devant la confrontation avec la mort. La salle où l’on déguste le vin nouveau nous offre une perspective splendide de Vienne. La cathédrale Saint-Étienne se détache faiblement sur le ciel étoilé et un tramway illuminé glisse sur le pont du Danube. Dans d’autre salles, qui évoquent de près la Neue Sachlichkeit, le Rhin coule, la corne d’or resplendit la belle Espagne s’étend dans le sud lointain. Inutile d’aller plus loin dans la description
des curiosités, d’autant qu’il n’y a plus rien à ajouter, ni à retrancher aux inimitables prospectus du Haus Vaterland. Voici par exemple ce qu’il y est dit de la taverne Lowenbräu : « Paysage bavarois ; le Zugspitze avec l’Eibsee ; coucher de soleil sur les Alpes ; Entrée et danse de couples de paysans bavarois » ; ou bien du far West : « Paysage de la prairie des grands lacs ; Arizona ; ranch ; danses ; chants et danses de cowboys ; jazzband de cowboys nègres ; pistes de danses souples ». Une patrie qui s’étend à la terre entière. Si les panoramas du XIXe siècle reviennent autant à la mode dans toutes ces salles, ce n’est pas sans rapport avec la monotonie qui règne sur les lieux de travail. Plus elle pèse sur la journée de travail, plus les soirées libres doivent s’en éloigner -pourvu que l’attention soit détournée de ce qui fait l’horizon du procès de production. Le contrepoids exact de la machine de bureau, c’est le monde splendide et bigarré. Non pas le monde tel qu’il est mais tel qu’il apparaît dans les tubes à la mode. Un monde qui a été jusque dans les derniers recoins passé à l’aspirateur et lavé de la poussière du quotidien. La géographie qui se dessine dans les asiles pour sans-abri est née de ces tubes. Bien qu’on y trouve qu’une connaissance approximative des lieux, les panoramas qu’ils offrent sont en général des reproductions fidèles ; pédanterie qui a sa raison d’être car à l’époque des voyages les congés réglementaires permettent un contrôle de visu de la plupart des paysages. Les frises y représentent moins de vraies contrées lointaines que des scènes imaginaires de contes de fées, où les illusions deviennent des personnages en chair et os. Le séjour dans ces murs où le monde entier est évoqué peut-être vu comme un voyage organisé au paradis pour employés. C’est exactement à cela que correspond l’aménagement du Moka-Efti-Lokal, où les espaces démesurés le cèdent à peine à ceux du Haus Vaterland. Un escalier mécanique, qui, semble-t-il, a entre autres fonctions celle de symboliser la facilité d’accès aux classes supérieures, conduit directement une foule constamment renouvelée de la rue vers un Orient signifié par des colonnes et des grilles de harem. D’ailleurs, ce palais de fantaisie a lui aussi quelque chose d’une chimère, si l’on en juge par la solidité très relative de sa construction ; au lieu de reposer solidement sur le capital, il s’élève sur du crédit anglais à court terme. Là-haut on n’est pas assis, on voyage. « Il est dangereux de se pencher au dehors », est-il écrit sur la vitre de la fenêtre du train, d’où on a vu sur des paysages de carte postale uniformément ensoleillés. En réalité ce sont des revêtements muraux, et le couloir parfaitement imité d’une voiture sleeping internationale n’est rien d’autre qu’un long et étroit corridor, qui relie entre elle deux salles de style mahométan. Les flots de lumière vantés dans le dépliant publicitaire du magasin contribue à parfaire l’ensemble. Au Resi, ils inondent la salle de couleurs chatoyantes et recouvrent le Heidelberger Schloss local d’une magnifique palette dont le soleil couchant serait bien incapable. Ils font tellement partie des traits distinctifs de ces établissements que pour un peu, on penserait que dans la journée il n’y a rien du tout. Soir après soir, ils réapparaissent comme neufs. Mais le vrai pouvoir de la lumière, c’est sa présence. Elle dépouille la masse de sa chair habituelle, elle la revêt d’un costume qui la transforme. Par sa mystérieuse puissance, l’éclat se fait contenu, la distraction ivresse. Mais dès que le garçon a éteint les feux, c’est la journée de 8 heures qui se rallume.













Faut-il vraiment tirer de grosses ficelles pour s’interroger d’une étrange correspondance avec le projet de Linz 09 intitulé « 80 + 1 : le tour du monde en 80 jours et en réalité virtuelle » ? Jusque « de n’être qu’une façade qui ne cache rien, de ne pas surgir des profondeurs, d’en offrir seulement le simulacre. » D’autant qu’il s’agit là d’un des simulacres les plus communs des foires populaires. On ne peut à ce titre négliger de poser avec exigence des questions de contenu.

Ou... Faut-il considérer que le reproche de « grille idéologique » qui aurait été la mienne, signifie une écoute (et sa parole) chargée de telles expériences. Mais ce ne serait pas de telles expériences, et d’un auditeur attentif, que toute parole devrait pour le moins envisager ?… Si elle est capable d’envisager un auditeur ! J’avais plutôt reconnu là le ton très prisé de l’institution de l’art contemporain, qui réclame un auditeur d’abord complice, qui n’envisage pas celui-là autrement que complice, tant les liens de collusion désormais entre les producteurs institutionnels et leurs obligés est construit sur ce rapport de vassalisation.

Cette analyse de S. Kracauer résonne de toute mon expérience personnelle, par ce qu’il porte des menaces qui se sont concrétisées au cours de la montée du nazisme et que nous avons vu advenir (Ah, cette « patrie étendue à la terre entière » !), que ceux qui ont survécu nous ont transmis. Elle résonne de toute ma conscience et mon expérience d’artiste interrogeant la matière. Elle résonne de toute mon expérience des rapports au public au cours des dix ans du Polygone étoilé, elle résonne du rapport avec les institutions culturelles. Elle résonne du retour de ce temps, dans le grand mouvement cyclique qui enveloppe notre situation politique et sociale d’un manteau de tragédie. Et je m’effraie même de retrouver chaque jour qui passe un peu plus de ce qui était de la responsabilité de chaque individu dans le désastre commun du passé.

Toute réalité que j’explore là où je suis, me parle du monde dans son ensemble : temps et espace. Le reste est une question de sensibilité et de courage. à chacun accessible.

DES CONTENUS INTELLECTUELS ADMINISTRES COMME DES MEDICAMENTS19

De ce que nous savons de public de MP 2013, « nous » étant dans ce cas Film flamme, que j’ai créé en 1996 avec quelques amis, devenu le principal acteur de la création cinématographique à Marseille (affirmation que nul n’a encore osé contester en face, même si la politique menée tend à nous refuser cette qualité), rien n’a dérogé des inquiétudes et des analyses préalables qui étaient les nôtres. Et rien n’en dérogera désormais… Je ne parle pas évidemment des anfractuosité dans lesquelles se glissent quelques chargés de mission ou fonctionnaires parfois solitaires pour approfondir à cette occasion ce qu’ils développaient par ailleurs depuis longtemps en dialogue avec les acteurs locaux. Au sein des institutions il existe toujours des francs-tireurs qui portent ainsi sur leurs seules épaules la responsabilité publique et collective que l’institution a abandonné. Ils en sont l’honneur et la continuité.

Le film de Richard Dindo L’Affaire Grüninger témoigne ainsi de ce commandant de la police helvétique à Saint-Gall qui, recevant l’ordre au moment de l’annexion de l’Autriche, de ne plus laisser entrer les réfugiés juifs après qu’ils aient remplis leurs formulaires de demande d’asile, continue de leur faire remplir les dits formulaires... les tamponne tout à fait administrativement, comme si de rien n’était... Et les laisse entrer20.








Il sera bientôt condamné à la prison et interdit de fonction publique (la longue file de réfugiés devant l’unique poste de douane de Saint-Gall ne pouvait décemment pas faire illusion longtemps). « Non seulement Grüninger fut abandonné par sa corporation, mais pas un des Juifs qu’il avait sauvés ne lui viendra en aide par la suite » (Critique des Inrocks). Il fut réhabilité dans les années 90, seize ans après sa mort dans la misère, par action de sa fille. Nous savons ce que nous devons à ces gens là, qui sont un grand danger pour les entreprises de domination. On remarquera que ce n’est pas l’institution qui a pris l’initiative de réhabilitation.

Je ne parle donc pas de ces « serviteurs-là » du service public donc, ni du travail que malgré les opérations de laminage et de destruction nous continuerons de faire avec eux, mais des axes de travail qui sont élaborés par l’institution et que j’ai évoqué déjà au sein de « Pensons le matin ». Je veux témoigner de ce qui est le plus flagrant et confirme l’analyse politique et philosophique de S. Kracauer. C’est qu’au-delà du jeu des pouvoirs subalternes et de la stratification des services culturels, qui entraînent leurs lots de rapports de force, de règlements de compte, de mesquineries d’employés de bureau mais aussi des contradictions que la politique inscrit jusqu’au coeur de l’appareil de domination... il n’est guère d’idées qui se font jour. Et encore moins de débats d’idée. Surtout pas de débats d’idée.

Les appels à projets, qui sont la vitrine « démocratique » indispensable de ces happenings culturels, couvrent la dissimulation du rôle de « producteur décomplexé » joué par les institutions derrière le vernis de « sélectionneur » (et c’est une politique tout à fait indépendante de la Capitale Européenne : c’est une idéologie qui consiste à fabriquer coûte que coûte de la valeur marchande, mise en oeuvre par les états européens et les industries culturelles). La dernière étape, de cet abandon de la responsabilité publique que personne ne songe plus à définir, au profit d’une « responsabilité individuelle » des membres de l’institution, en sera la privatisation, que cette dérive prépare et organise21.

Le dossier du concours qui précédait le choix de Marseille-Provence au titre de Capitale Européenne de la culture, ne manquait pas de se référer à la richesse culturelle du peuple de Marseille, à sa multiculturalité, à son potentiel créatif, etc.

Une chose était de négocier avec l’Europe sur la base de grandes idées aux apparences plus ou moins généreuses, plus ou moins intelligemment conceptualisées, de dossiers « sexy », etc., c’est-à-dire d’être « entre soi » et vaincre au jeu de la séduction, de la communication et de la « subtilité » politique… Autre chose est de mettre en oeuvre, dans le dédale et la multitude populaire, des actions qui reconnaîtraient au peuple la souveraineté qui est la sienne. Dans ce domaine-là, les limites sont immédiatement atteintes. Très vite, ce sont les tracés des chars de Jénine, les explosions du Vieux Port qui servent de référence idéologique et de mode de pensée. Les autoroutes de la communication ont vite fait de « rationaliser » les traboules de la création et du vivant.

En matière de cinéma, pris comme exemple de cet épuisement de la volonté républicaine, et de ce repliement sur le convenu, on va d’abord considérer les habitants de cette ville comme des spectateurs, et la ville elle-même comme un grand Drive-In plein de chatoyantes attractions parées (évidemment) des vertus culturelles INDISPENSABLES (évidemment). L’enjeu deviendra d’en organiser la circulation de la clientèle de lieux en lieux capables d’accueillir « l’offre la plus large » et de satisfaire tous les publics, à l’égal d’un bouquet de chaînes numériques… Mais dans le décor d’une « vraie » ville, au milieu d’un « vrai » peuple (mis en conformité pour l’occasion comme le bal du nettoyage du centre sur la musique de valse des préfets le donne à entendre) où « le mieux-disant », sélectionné par quelque élite, NOUS aura été distribué et nous aurions mauvaise grâce à faire la fine bouche… Ce « remplissage culturel » des vides laissés par la politique et ses zones de conflits vise en premier lieu à « lisser l’espace », qu’il soit géographique ou culturel, à chloroformer les sources de tension.

L’idée de profiter de MP 2013 pour mettre en avant la culture populaire, la créativité de ses habitants (dont nous sommes, quand même artistes) n’est JAMAIS parvenue aux têtes pensantes. Quoi qu’ils en disent ou écrivent sans être en reste en matière de communication, outil s’il en est de schizophrénie sociale.

LE CINÉMA COMME CHAMP D’EXPÉRIENCE DU DÉMANTÈLEMENT DE LA RESPONSABILITÉ PUBLIQUE ("RENVERSONS LA VAPEUR POÉTIQUE")

En 2010, la plaque devant un grand magasin de la Canebière, qui annonçait « à la Marseillaise » la projection GRATUITE et PREMIERE, avant celle du Grand Café à Paris, a été évidée (ici en février 2010). Restée muette longtemps elle a retrouvé récemment un contenu plus pédagogique et « normé » qui n’a laissé qu’une place très secondaire (et corrigée) à cette information problématique.












Une autre plaque gravée et fixée dans la paroi de ce qui est devenu un grand magasin de vêtements, plaque antérieure à ces « pages à touristes » qui parsèment nos rues, a, elle, complètement disparu. Ce n’était pas simplement une simple redondance pourtant, c’était la trace vécue (rêvée) de l’événement, son appropriation par le peuple de Marseille à un moment donné. La « créativité populaire» a ses limites que le lissage touristique et savant autorise, et l’histoire dans ce cadre s’efface comme une photo retouchée pour usage idéologique.

Aujourd’hui, ce sont les festivals de cinéma et ses experts en jugement qui se voient crédités de ce rôle de « lissage touristique » et d’être déjà, en amont, les porte paroles de « l’événement » MP 2013. Ils disent ainsi tout de la place qui nous est fixée : seront convoqués à cette occasion-là, les voix et images du monde dont nous seront les spectateurs éblouis (et raisonnables) dans la pure logique industrielle qui définit l’origine du cinéma à partir de la projection (payante) du Grand Café de Paris et non pas à partir d’un geste de création qui TOUJOURS sera discutable.

Pourtant, en quoi le FID Marseille22 ou tout autre festival sont-ils l’expression de créativité populaire ou signe de dynamique artistique ? Non qu’ils ne puissent jouer aucun rôle dans celle-là, ou manquent d’intérêt, mais ils ne seront jamais qu’en retard sur la création, PAR DEFINITION, sauf d’être des expressions artistiques par eux-mêmes. Mais se découvre là sans doute tout le projet de ces festivals – et des institutions du cinéma – de prétendre se positionner EN AVANT DES ARTISTES, comme « créateurs d’artistes » même, sur le modèle de l’art contemporain et de ses « curators » (je ne peux m’empêcher de rappeler que le mot a la même origine que curé, « celui qui a charge des âmes »), au grand bonheur de la rationalisation productive institutionnelle qui encourage cette stratégie par l’intervention en amont des responsables de festival dans les attributions des financements. Et évidemment on s’appuie d’abord sur ce type de manifestations pour ce qu’ils s’inscrivent dans une logique de fabrication de valeur (quand bien même de pacotille, comme le système absurde des « exclusivités » interplanétaires, mondiales ou nationales). Pour faire du cinéma cet objet honoré et vendable dont on devra oublier que le premier usage à Marseille était gratuit (ou revendiqué comme). Aujourd’hui, la seule chose qui reste gratuite, c’est le travail des cinéastes eux-mêmes.

Pourtant c’est affirmer qu’aucune création cinématographique n’a d’existence ici que de mettre en avant les festivals comme « expression culturelle » régionale. C’est le témoignage d’abord d’une grand peur de la création. Et l’on peut voir ce pauvre spectacle de services culturels se disputant l’existence de tel ou tel festival... dont nous serions à intervalles réguliers sommés de « prendre la défense » (c’est-à-dire en fin de compte prendre LEUR défense)… Les combats d’appareil substitués aux confrontations artistiques !? Quel peuple cela concerne-t-il ? Cela concerne-t-il même le cinéma ? Il faudrait pour ça aussi interroger les cinéastes sur ce qu’ils attendent d’un festival, prendre en considération encore l’énorme réseau des associations qui diffusent à Marseille et qui sont aujourd’hui ici une remarquable expression des spectateurs… Une intelligence collective. Mais quels outils théoriques permettent aux politiques de travailler ainsi ? Quelle est dans ce domaine l’ambition des « stratèges culturels » ? Y a-t-il même une stratégie pensée ou inféodation à des schèmes préexistants ?

Dans la RÉPÉTITION des idées, dans leur aplanissement comme une pluie aplanit la houle, oui, les festivals sont plus importants.


VILLES CRÉATIVES D'HABITANTS ÉBLOUIS

Si « on » parle de la créativité des habitants, ce sera toujours pour la remettre entre les mains de « vrais artistes ». On « assure » le spectacle par le haut, on rassure par le professionnel patenté… On se couvre par les paillettes et l’éblouissement. Et l’on ne sera assuré du succès que lorsque le public lui même sera acquis à cette cause qu’il ne vaut que par sa transmutation par des élites. Comme il ne vaut politiquement que par la représentation électorale qui serait la seule forme de sa souveraineté. Le peuple ne serait jamais libre que par les maîtres qu’il se choisit.

Il n’y a pas là-dessus volonté du moindre débat, de la moindre contradiction, ni à l’écoute ni à l’élaboration de pensée au-delà d’une « morale rose » décrite par Kracauer. Une morale hygiéniste, propre, devenue « verte », devenue « participative » dans les catalogues, mais c’est un vert du même rose que celui décrit par notre philosophe :

— Lorsque nous recrutons du personnel de vente et administratif, déclare un personnage important du service du personnel,nous attachons une grande importance à une apparence agréable. » (…) Je lui demande ce qu’il entend par là, s’il s’agit d’être piquant, ou bien joli. « Pas exactement joli. Ce qui compte, comprenez vous, c’est plutôt un teint moralement rose ». Je comprends en effet. Cet assemblage de concepts éclaire d’un seul coup un quotidien fait de vitrines décorées, d’employés salariés et de journaux illustrés. Sa moralité doit être teintée de rose, son teint rose empreint de moralité. C’est là ce que souhaitent ceux qui ont en charge la sélection. Ils voudraient étendre sur l’existence un vernis qui en dissimule la réalité rien moins que rose. Et gare si la moralité devait disparaître sous la peau et si la roseur n’était pas assez morale pour empêcher l’irruption des désirs. Les profondeurs ténébreuses d’une moralité sans fard seraient aussi menaçantes pour l’ordre établi qu’un rose qui s’enflammerait hors de toute moralité. (...) Le système qui impose les tests de sélection engendre également ce mélange gentil et aimable, et plus la rationalisation progresse, plus ce maquillage couleur rose-moral gagne du terrain.

VIDE POLITIQUE ET OBÉSITÉ CULTURELLE 

Qu’il y ait des événements intéressants et même importants et
que cependant rien ne puisse avoir lieu qui nous dérange,
telle est la philosophie de tout pouvoir établi et, par derrière,
de tout service de la culture.
Maurice Blanchot, L’amitié, cité par A. Brossat

Les « politiques » se disputent en ce moment (juillet 2011) le nombre de lignes (financières) que chacun consacre à la politique culturelle dans son programme. Sans doute la proximité du festival d’Avignon. Mais en vérité c’est un leurre, le problème n’est en rien un déficit culturel… mais un trop plein, et nous partagerons là-dessus le constat d’Alain Brossat. Même un SDF sur son trottoir n’échappe pas à la culture. Désormais, elle envahit tout, elle est partout, sur les fringues, dans la pub, dans chaque programme radio, tout le monde « parle culture »… Même dans La Provence les comptes-rendus d’Avignon… La Provence... Nul doute qu’il ne s’agit pas là des Cahiers du Cinéma ou de Mouvement, mais vous pourrez y lire quelques lignes ou articles sur presque tout ce qui se passe dans les lieux culturels dont cette ville est « kafie »… Même dans ses recoins comme au Polygone étoilé, comme dans les lieux alternatifs à l’alternatif… Vous aurez tout sur le festival d’Avignon… M. le Pdt Sarkozy lui-même, commence-t-on à entendre, a décidé de se culturer. Il se gave de Hitchcok ou de Proust, de Bresson et de Rivette…Comment dire mieux que personne n’y échappe !

Nous sommes là dans l’accomplissement du projet de M. MitterLang : « Tout est culture »… Et en conséquence de quoi, plus rien n’est politique (surtout pas la culture !). M. Jospin inaugurant une exposition de tags (subventionnée dans un espace réservé) déclarait (je cite de mémoire les circonstances, la phrase est celle là) « Il est bon que la jeunesse se révolte ». Et le projet est là : que la révolte soit subventionnée... voire organisée même par le pouvoir. Quand la politique devrait travailler la dissociation, le conflit, la contradiction... et ses risques, la culture uniformise, envahit, submerge, et en fin de compte anesthésie... Notre société est « obèse de culture » note Alain Brossat23. Ce qui signifie aussi anorexique en fait de praxis politique.

— La culture en ce sens est un bain, un milieu dans lequel on est immergé, tout sauf un ensemble articulé de savoirs que l’on maîtrise et que l’on oriente selon des fins que l’on s’est assignées. La culture d’aujourd’hui, en ce sens est tout sauf « encyclopédique », elle est cumulative, elle est un magasin et non un tableau. Elle « fatigue », elle « dégoûte », parce qu’elle est cette jungle dense dans laquelle nous éprouvons toujours plus de difficultés à nous orienter, où nous échouons toujours davantage à établir des hiérarchies, à installer des articulations. La culture nous « habite », elle est toujours « déjà là », nul besoin de nous en approcher pour nous approprier, selon des desseins qui nous appartiennent en propre, tel savoir particulier, telle oeuvre, telle information. Le grand dégoût aujourd’hui, c’est celui qui a saisi une société obèse de culture, et qui subit l’injonction d’avoir à se montrer toujours plus civilisée en tant que cultivée et qui, depuis longtemps, ne sait plus distinguer l’horizon du bonheur commun de celui sur lequel se déploie ce processus d’insensibilisation généralisé : notre devenir culturel.

Brossat oppose cet « homo culturalis » anesthésié aux personnages de Jacques (le fataliste de Diderot) ou Figaro (Beaumarchais) et leur capacité « d’exposer l’inconsistance (la caducité) du régime aristocratique ou despotique de la politique. »

— L’optimisme des Lumières se manifeste dans cette confiance en la faculté populaire d’assimiler des savoirs, d’apprendre à disputer avec les maîtres et à leur tenir la dragée haute, d’une manière telle que ces aptitudes nouvelles suscitent sans interruption des flux d’émancipation. Le plébéien du temps de Lumières est la figure même de cette intrication entre acquisition des savoirs, mise en action d’une dialectique de l’émancipation et émergence de la normativité démocratique. C’est en eux-mêmes, et non dans un dispositif d’institution comme l’école publique que Jacques et Figaro trouvent l’énergie qui leur permet d’émerger comme ces figures proto-démocratiques qu’ils demeurent à nos yeux.
[…]
Jacques et Figaro sont des personnages praxiques : ce qu’ils ont appris, dans les écrits qu’ils ont médités et « dans le grand livre de la vie », ils le transmuent en faculté pratique, en aptitude à faire « bouger les choses » dans un sens tout particulier.
[…]
Jacques et Figaro incarnent les capacités du quelconque transfiguré par son accès à la parole et à la capacité polémique, ils sont les visages et les voix singulières d’un peuple dont l’horizon est politique. La condition de la formation de ce peuple en tant que peuple de l’égalité, c’est l’irruption de la capacité disruptive du plébéien, ou encore ce que Beaumarchais appelle la disconvenance : le fait que les personnages ne tiennent plus leur place, ne jouent plus leur rôle, et qu’ainsi tout l’ordre du monde se trouve disjoint. Au contraire la modernité culturelle est un processus de rejointement, de ré-homogénéisation ; la masse au travail et son envers, la masse divertie ou plutôt distraite, en sont les figures majeures, qui se substituent au peuple du discord.













On voit comme aujourd’hui « projet culturel » et projet éducationnel ne font plus qu’un dans un énorme flux pédagogique d’une république anesthésiée. Cette politique initiée aux temps anciens de l’école gratuite, laïque et obligatoire qui vise à remplacer l’émancipation du « plébéien » par sa soumission reconnaissante au maître est le fondement de « l’homo etaticus » contemporain tout entier soumis à la reproduction heureuse de sa domination.

C’est là que le but de guerre a rejoint le projet politique. C’est là que MP 2013 est DANS LES FAITS, parce qu’il participe au bulldozer d’une politique qui lui est bien antérieure, l’héritier d’une pensée qui se donne pour objet « d’arracher la ville à la littérature » (à la création et à la souveraineté dont elle est coupable) pour la rendre au folklore (à la répétition d’un récit sans narrateur). Mais si la question de « la mise sous tutelle» se trouve posé avec tant d’agressivité c’est que « … Lille, Tallillne, Lillstambul, Lillnz... et Marseille ! »

Marseille est une ville désignée « Capitale » et qui l’est si peu, que dans le même temps se révèle avec violence et détermination la volonté vaguement dissimulée jusqu’alors, d’une mise sous tutelle24 indispensable à la domination. Tutelle réclamée par les médias, par des politiques de gauche et de droite, d’une ville qui serait livrée à des systèmes mafieux que des notables « émérites » voudraient ramener dans la voie, une ville sale qui ne se plierait pas à la saine gestion libérale de sa saleté, une ville inculte qu’il faudra culturer malgré elle, habitée qu’elle serait de dockers qui la pillent, d’un peuple de pauvres et fraudeurs aux prestations qui ne se soumettent pas à la gestion toute aussi libérale d’une pauvreté bien ordonnée (pourtant source d’emplois, de profits et de morale25). Une ville qui rechignerait à devenir spectatrice de sa pauvreté même.

Marseille a cette force inouïe de faire révéler ce qu’elle est et ce qui lui advient… et cette volonté de tutelle est d’abord le signe de l’échec politique de la domination et de ses appareils idéologiques. Cette ville telle qu’elle est, que cette classe moyenne envie et abhorre. Marseille, ville qui est capitale dont personne ne souhaite le sacre : souveraine capitale de rien.

Plutôt « Ville sans nom » que ville servile.

Jean-François Neplaz, Marseille, juillet-septembre 2011



Une dernière pensée de Walter Benjamin parlant de S. Kracauer (ou peut être à mon intention) pour éviter toute conclusion…

— La littérature comporte un personnage très ancien, peut-être aussi ancien qu’elle même, celui de l’insatisfait. Thersite le détracteur acerbe chez Homère, les premier, deuxième et troisième conjurés des drames shakespeariens. Il n’est que juste que cet auteur en soit là à la fin : tout seul. Un insatisfait, pas un meneur. Pas un fondateur, plutôt un trouble-fête. Et si nous voulons le voir tel qu’en lui-même, dans la solitude de son travail et de son oeuvre, le voici : un chiffonnier dans l’aube blafarde, ramassant avec son bâton des lambeaux de discours et des bribes de parole, qu’il jette dans sa charrette, en grommelant, tenace, un peu ivre, non sans laisser de temps à autre, flotter ironiquement au vent du matin quelques-uns de ces calicots défraîchis ; « humanité », « intériorité », « profondeur ». Un chiffonnier à l’aube – dans l’aurore du jour de la révolution.


1 D’après la traduction de l’ouvrage bilingue : Der Blick des Besatzers, Propagandaphotographie der Wehrmacht aus Marseille 1942-1944. Edition Temmen, Bremen. Merci à la réalisatrice allemande Januschka Lenk de cette découverte, après son tournage sur l’île du Frioul parmi les ruines de la garnison allemande (Frioul je t’entends, 2008).
2 Relevé par Adrien Le Bihan, La république des lettres. Juillet 2010.
3 Je ne trouve pas ce titre durant la guerre, dans les biographies de M. Beaudoin (Cf Wikipedia), mais par contre sa contribution à la reconstruction du Vieux Port aux côtés de son élève Fernand Pouillon.
4 Les anglophones utilisent l’expression Israel Defense Forces, souvent abrégée en IDF, traduit Forces de Défense Israéliennes dans le livre de Weizman.
5 Justin Mc Guirk : « Jenin », Icon Magazine N°24 Juin 2005.
6 Qui raconta leurs espoirs et désespoirs dans son roman Transit.
7 Le « quelqu’un » peut tout à fait être « quelques uns », cela ne change rien à l’affaire... Et le « moi » être un peuple.
8 Il ne s’agit pas évidemment de comparer ici les crimes que peut commettre une armée d’occupation et le résultat aussi désastreux soit-il d’une « politique culturelle », mais de la vision du monde et du peuple que ces gestes partagent dans la guerre ou dans la paix.
9 L’expression est d’Alain Brossat in Le grand dégoût culturel. Seuil, 2008.
10 La fin de mon intervention aurait porté sur ce qui fait le début ici : le texte de Walter Kiaulehn, et celui de La Boétie que j’avais sous la main (voir plus loin).
11 Noam Chomsky qui critique parfaitement la « façade d’esprit de décision et de pseudo-science » et le « vide » intellectuel qui est à sa base, particulièrement dans les débats relatifs à la guerre du Viet Nam. (Note de H.A.)
12 Merci à Christine Breton pour cette saine lecture des années 80 où le doute sur la culture et sa politique se faisait plus précis.
13 Talleyrand. Exergue du film Prima della rivoluzione de B. Bertolucci.
14 « Une couche sociale par essence démocratique » selon Gambetta (Discours de 1872)
15 Je ne vais pas écrire sur la totalité des thèmes traités ce jour-là, il me faudrait 20 pages de plus. Mais il faudrait vraiment parler du rapport à la nature qui était la véritable icône qui se substituait à la cathédrale dans le logo. Je renvoie au livre de SK mentionné plus loin qui s’attarde longuement sur les activités sportives développées par les syndicats d’employés ET les entreprises et le rapport entendu à la nature sous la République de Weimar... AVANT de devenir ce que nous en savons sous le nazisme.
16 L’idée portait en soi un potentiel de débats et de confrontations qui mériteraient publications diverses et publicité, où les experts pouvaient être sérieusement pris à partie par la multitude.
17 Merci à W. Benjamin pour le rappel de cet enfantillage.
18 Merci à Javier Packer Comyn pour la photocopie de cet ouvrage, épuisé, des « Editions de la maison des sciences de l’homme ». Le Centre Pompidou nous devait bien ça
20 Il ira plus loin, puisqu’envoyant jusqu’à Dachau... des « citations à comparaître » à Saint-Gall !
21 Si le cinéma est traditionnellement un haut lieu de l’expérimentation du marché appliqué à l’art (ce que l’évolution technique devrait au contraire voir évoluer vers plus de liberté de l’art et non plus de liberté du marché), nul ou presque ne relève que la nouvelle salle de spectacle du « Silo » dont le fonctionnement est confié à des « tourneurs privés » sur appel d’offre, est la dernière expression en date de cette privatisation de la culture et de sa politique.
22 J’ai dit assez souvent l’intérêt qu’a eu dans la dernière période ce Festival International du Documentaire de Marseille dans le décloisonnement du documentaire jusqu’alors formellement asservi aux normes télévisuelles, pour qu’il ne me soit pas fait procès en sorcellerie de ces critiques là.
23 Le grand dégoût culturel, Seuil.
24 Le monde manque d’humour : nous devrions être morts de rire tant se multiplient les articles, les appels, les déclarations à substituer d’autres élus à ceux-ci, d’autres partis à ceux-là, d’autres artistes, d’autres spectateurs, d’autres ouvriers... Comme si « d’autres » faisaient envie ! D’autres politiques en particulier... Comme si ces « autres » remportaient un succès tel que l’échange en deviendrait évident !
25 On aura pour cela retourné la honte qui devrait saisir la société devant cette pauvreté qui est administrée à une partie grandissante du peuple, en une culpabilité de la nécessité où il est réduit !